19.5.05

GatE NumbER J10

Requiem [6:30]


Vieux fou, thème omniprésent, signe des temps, vieux gaga de Benvenuto de mes deux! Tu me manques, vieille croûte!

Dis-moi, donc, vieil escogriffe, comment t’as pu naître en Italie, à l’autre bout du monde, et aboutir à Montréal? Quels sortes de géniteurs hallucinés t’ont créé au début du siècle? D’où viennent tous ces mystères qui t’entourent toujours?

Grand ténébreux grisonnant, as-tu seulement goûté à ta jeunesse?

Il me vient en mémoire notre première rencontre… Les copains de la fac étaient inscrits à ton cours et ils m’avaient sérieusement recommandé, insisté même, que j’y fasse un tour. Un prof délirant, incroyable, une force de la nature me disait-on alors… Ce vieil énergumène valait le détour à lui seul…

Intrigué, gêné, je m’étais introduit dans le troupeau… Au premier regard, comme un chaste coup de foudre, on s’est compris, jugés, admis. Tu m’appelais Il disturbator, et j’étais suspendu à tes lèvres, tandis que tu narrais César franchissant un Rubicon aussi large et profond que la traînée de pisse de son cheval… Ta voix retentissait dans nos oreilles, faisant écho sur les murs de la salle de classe… Tu es érudition et passion, mieux que tous les films d’Hollywood réunis. Mieux que Les Raquetteurs, mieux que toute la production humaine en savoir-faire de récits, tu subjugues par tes paroles, hypnotises par le timbre de ta voix, toujours intéressant, toujours à propos et constamment drôle. Un être comme jamais j’en avais rencontré auparavant, comme je n’en ai pas vu depuis. Unique. Un roc. Vieux Ben, je t’aime fougueusement et je parcourrais le monde pour t’entendre me raconter la chute de l’Empire, encore une fois…

Nous sommes devenus amis.

Toi, ma muse, qui as inspiré tant d’aspects de ma vie, qui influences ma vie professionnelle de manière indélébile, indéniable et infinie, j’entends ton rire dans mon buerau, ou t’imagines dessiner des mickeys sur le tableau…

Vieux brigand, dans combien de projets délirants ne m’entraînes-tu? Toutes ces magouilles de fonds de fonds de tiroirs, quand tu ne payais pas de ta propre poche, pour sauver le monde, pour alphabétiser le Québec au grand complet, avec tous ces immigrants, tous ces vieux Italiens perdus dans le nouveau monde… Combien d’heures à filmer, à faire du montage, à enregistrer des exercices oraux, à faire de la recherche, à déboguer ton Mac, à installer des logiciels, à t’aider, à relire, à corriger, à discuter… Vieil idéaliste, bourreau de travail, les heures ne se comptent jamais avec toi, combien de travaux publiés, de contrats acceptés, et cette putain de thèse, combien tu m’as moralement poussé dans le cul, pour que, moi aussi, je devienne un chevalier, sauver le monde à mon tour, à tes côtés, jusqu’à ce que le mal de l’ignorance crève de sa belle mort.

Combien de hamburgers Harveys’ ne m’as-tu pas payés, vieux bouc, après nos interminables heures de travail. Et ces soupers mémoriaux chez toi, alors que sortent moult bouteilles de ton vin, c’est la dégustation officielle, on ouvre celle-ci, puis celle-là, « mais on n’a pas fini la dernière », « pas grave, je la boirai plus tard », nos millions de bouteilles entamées, tandis que la 5e entrée fait son apparition dans nos assiettes… c’est sans compter les 3 plats principaux, le fromage, à pleines meules, je ne blague pas, des kilos de fromages, avec les digestifs et les tord-boyaux, puis le dessert!

Je ne réussis jamais à survivre à la 3e entrée…

Et mon vieux brindezingue de Benvenuto, fin orateur, qui nous conte et raconte et reconte et réinvente les mille et une nuits de l’histoire de l’Italie… Ton érudition, mais surtout ton humour nous laissent alors pantois, ahuris, hilares!

Quand tu ne sauves pas le monde, vieux toqué, tu rénoves ou construis ou t’occupes de tes pommiers, tu dorlotes Carmen, tu fais ton vin, mais reviens toujours à sauver le monde, infiniment, toujours, encore et encore… C’est surprenant qu’il ne soit d’ailleurs pas sauvé et repenti à l’heure qu’il est, après un siècle de labeur de ta part…

Je me souviens de tes folles histoires, vieux complice, et t’y revois, t’occuper des moutons, là-haut dans les montagnes de la Lombardie, « pour payer mes études », ça fait moins romantique, mais c’est ça qui est ça, n’est-ce pas Ben? Et ton exil forcé à Paris, avec la montée du fascisme. De ta venue au Québec, allez savoir pourquoi, sinon pour sauver, pour rescaper tous ces pauvres émigrants italiens, déracinés. Que seraient-ils tous devenus sans toi, vieux téméraire?

Nous avons nommé notre fils d’après ton patronyme, et tu as été le premier à apprendre que notre fille « s’en venait ». Tu es si présent à mon esprit, que ça n’en frôle le délire…

Puis, je t’ai perdu de vue, toi et bien d’autres, avec la famille, le boulot, le temps qui manque toujours… je m’en veux comme tu ne peux pas savoir, Ben, comme tu me manques.

Puis, là, bêtement, on m'a appris ton décès, ton cancer, tes derniers gestes, si stupidement quotidiens : cette salle de bain que tu fais rénover, avec des miroirs à coût de milliers chacun, du marbre partout, une citation de Saint-François d’Assise, gravée de lettres d’or sur le plancher… bref un REER au complet qui y passe; et cette horloge grand-père que tu as fait faire pour Carmen et que tu n’as jamais vue…

On m'a appris ta mort, comme on donne rendez-vous au passé. Où étais-je quand tu aurais pu avoir besoin de moi? À quelle bêtise du quotidien étais-je abaissé? Comment n’ai-je pu sentir la mort venir te chercher, pourquoi n’ai-je pu être à tes côtés, à faire semblant de combattre Mister C, The Big C, vieux salaud, vieille peau, pourquoi ne pas m’avoir averti, vieux cabochar? Je t’en veux tant. Je m’en veux tant.

Et d’apprendre que tu étais un prêtre, vieux comique, vieux cachottier, un curé qui a fondé une église dans une ancienne caserne, à Lachine, contre l’avis de Monseigneur Léger, en passant directement par le pape en personne, une autre de tes manigances dont tu avais le chic. Et ce doctorat en théologie, pas étonnant que ton savoir en matières ès biblique fut sans failles, combien de débats religieux avions-nous eus ensemble, enflammés… Et dire qu’hier, déjà, tu m’expliquais comment un peuple pouvait élire La Cocciolina

Tu me fais chier, Ben, vieux con, vieil ami, la vie n’est plus la même sans toi… Elle ne l’était déjà plus, juste avant de te perdre de vue… je passe ma vie à te perdre…

*
* *


La dernière fois que je t’ai vu, tu racontais, avec ton ostie de brio habituel, comment on cultivait la soie. Toujours aussi érudit, toujours aussi intéressant, toujours aussi immortel… Monique t’a demandé comment tu faisais pour savoir tout ça, et tu as répondu avec humour « si vous aviez mon âge, jeune dame, vous en sauriez des choses! »

Justement, t’en as pas d’âge, Ben, t’es intemporel, beau et mort.

Adieu, vieux fada…

Je t’aime.




____________________________________
Tekst alzo für
coïtus impromptus

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Très touchant, surtout quand on connaît le vieux fou, incapable de le lire sans pleurer. (Lou)

3/6/05 10:40  

Publier un commentaire

<< Home