12.5.05

RogER au mois dE mai

« Mes amis me disent : Si tu voulais seulement visiter sa tombe!
Mais je leur ai répondu : En a-t-elle aucune autre que mon coeur? »
Mohammed ibn Abd Almalih ibn Alzaijat

Afin de pouvoir opérer une autopsie sur un cadavre préalablement enterré, on doit obtenir des justifications légales approuvées par un juge encore de service. Une fois muni dudit mandat, il appert important de ne pas avoir affaire à un incinéré, alors il importe de bien vérifier. Ensuite, une visite chez les pompes funèbres peut s’avérer fort utile, si celles-ci peuvent nous contenter d’informations importantes parfois disparues des suites de l’embaumement. Aussi, il faut bien scruter les registres pour tout indice référant à un médecin légiste qui aurait passé par là ou un quelconque rapport rédigé des suites du décès. Ce n’est qu’après ces désagréments d’usage qu’intervient enfin la profanation proprement dite du sépulcre.

Pour exhumer un mort, il faut, outre les accords légaux et médicaux, la collaboration cléricale, s’il y a lieu, accompagnée de quelques fiers à bras habitués à creuser la terre pour y mettre les corps plutôt que pour les y extraire. Pendant que les besogneux se mettent à la tâche, parfois malheureusement aidés de mécaniques compliquées, je dis « malheureusement », car quoi de plus beau que de voir ces hommes, fiers, suer tout leur soûl, pour notre bon vouloir, tandis que pour ne pas paraître lâche, nous faisons installer l’habituel ruban jaune canari avertisseur de choses policières et donc sérieuses, par de joyeux sbires subalternés du poste.

Le tout peut avoir l’air facile, mais ce sont des heures, des jours, voire des mois d’ententes, de paperasse et de fuckage de chien, avant de pouvoir en arriver là. Sans compter l’hostilité normale des différentes autorités, surtout religieuses et familiales, lesquelles, issues d’une certaine plèbe intellectuelle, ne comprennent rien de l’importance de la recherche criminelle, sinon médico-légale, à des fins de quête de vérité et d’absolu. C’est donc pourquoi on peut se sentir véritablement, humblement et justement victorieux, quand, sous la fine pluie d’automne, on admire ces hommes bien en chair et en muscles, parfois que camisole au corps, creuser sauvagement dans la glaise, automates faisant partie d’un vaste engrenage assoiffé de pures justice et lumière, tandis que les collègues vous accompagnant, tous jeunes, vigoureux et sous vos ordres, vous entourent. On sent vraiment un sentiment de jouissance quasi infinie à jouer ainsi, « seul maître à bord », avec les choses du Divin, à lui enlever ses macchabées des mains, Nous, régnant ainsi sur sa prétentieuse impuissance.

Une fois que la bière est tirée, il faut la boire..., aussi je tairai, pour des raisons stylistiques et de lourdeur de texte, les détails inutiles de courroies à passer sous la tombe, permettant de la hisser hors de terre, des muscles encore endoloris et sales, de la mécanique poulissante, du dépôt dans un véhicule attitré, du transport, de la pluie toujours aussi tenace et fine, de la douche d’usage, bref, des autres formalités de la morgue...

C’est à un représentant des pompes funèbres, d’ordinaire un jeune, du genre en stage ou peu expérimenté, qu’il revient alors d’ouvrir la tombe, à l’aide de vulgaires tournevis ou grâce à un ingénieux système de déverrouillage. Il est loin le temps de la boîte en contre-plaqués expertement clouée en un tour de rein. Une fois le couvert ouvert, le stagiaire se sent généralement mal et va vomir un peu plus loin, ne serait-ce que grâce à la fétidité. Dans l’éventualité selon laquelle les odeurs n’aient pas cet effet, dans tous les cas, on peut affirmer que le spectacle visuel qui s’offre alors à eux a vite fait de les achever. Je ne sais trop ce qu’ils font par la suite, outre disparaître quelque temps, s’ils se précipitent prendre l’air fumant nerveusement une cigarette ou s’ils vont prendre un café à la cantine, à moins qu’ils aillent prendre une longue douche chez eux ou ailleurs...

Accompagné du médecin légiste, sourires moqueurs et complices devant la déconfiture de la jeunesse, nous commençons l’examen. D’ordinaire toujours, le représentant de la justice ne peut toucher aux restes qui s’offrent à lui. Seul le médecin spécialiste a le droit et l’autorité de le faire. Nos commentaires sont éternellisés, eux, sur ruban magnétique. Parfois, pour faire une preuve devant la cour, nous enregistrons le tout sur vidéo, mais cela est plus difficile, car il faut bien voir, chercher les angles, travailler avec un caméraman, sinon une équipe technique entière, dont les membres ne cessent de flancher comme notre jeune croque-mort, ce qui fait qu’on doit constamment arrêter, recommencer, être patient, bref, c’est pénible pour qui veut accomplir son devoir, mais surtout, il est plus difficile de cacher ses fous rires et son humour scabreux, souvent à l’idée même de la tête que feront les membres d’un jury, par exemple, à la vue dudit document.

Les sens de l’odorat et de la vue, souvent mêlés à ceux de l’ouie, sont mis à l’épreuve selon le cadavre. Ce n’est pas une question d’âge ou de sexe du corps, mais plutôt au regard de la durée de l’exposition, si j’ose dire, in terra. Parfois le type d’embaumement peut aussi jouer sur la senteur et le degré de détérioration du mort. Ce n’est pas vraiment qu’il n’y ait plus de viscères, ce qui retarde drôlement le pourrissement du corps, mais plutôt le fait que le ventre puisse être rempli de différentes substances, certaines altérant le processus naturel de décomposition. En vérité, il est assez rare d’exhumer un cadavre vieux de quelques jours, puisque la raison de l’exhumation dépend presque toujours d’une laborieuse enquête nécessitant beaucoup de temps.

Les raisons pour vouloir revisiter les secrets d’un mort sont infinies. Il peut s’agir de revoir la cause du décès, cette cause ayant généralement des ramifications légales de type meurtrières, autant pour condamner que pour acquitter. Aussi, il peut s’agir de sombres histoires de successions ou de paternités évoquées, pour lesquels ont fait des tests d’ADN. Il peut même y avoir des besoins de preuve, reposants sur un tatouage ou une mutilation intime, si ce n’est de prouver, comme c’est le cas aujourd’hui, l’erreur sur la personne reposant dans la tombe. Bref, je vous fais grâce des autres motifs, farfelus pour la plupart, qui permettraient à un juge un peu sénile d’approuver ce type d’opération macabre.

Dans le cas présent, il s’agit d’examiner les restes d’un certain Roger Shakenbakovitch, en ordre alphabétique: acteur; activiste notoire; beauté naturelle exceptionnelle; bourreau de travail; cinéaste; criminel; danseur; écrivain, essayiste; exhibitionniste; intelligent; plein d’humour; polémiste; politicien; réputé proxénète spécialisé dans la traite des petites jeunes, comme lui, blanches et slaves; revendeur de drogue; salaud de première et vif d’esprit, laissant dans le deuil, entre autres: une colonie de mâles et de femelles mal mariés, desquels aucun n’a daigné se présenter aux obsèques, par ailleurs fort courts; une panoplie d’intellectuels universitaires; une industrie de vidéos pornographiques et de journaux à potins juteux, et un soi-disant nombre indéfini d’illégitimes petits bâtards issus de grossesses toujours secrètes. En outre, disons aussi qu’il assumait sa sexualité pleinement, au dégoût largement exprimé des bigotes de ce début de siècle étonnamment puritain. Il est surprenant de voir combien il fut vite oublié après son décès, et, disons-le, même de son vivant...

Comme je le disais précédemment, il faut aujourd’hui identifier, hors de tout doute, le corps de Mister Shakenbakovitch, puisqu’un zigoto, à qui le mort devait justement une petite cagnotte, a réussi à convaincre un juge, sûrement dans un état avancé d’ébriété, que la personne inhumée il y a six mois était un autre, bref qu’il ne s’agissait pas de notre salaud notoire, mais d’un autre pauvre un hère, victime d’on ne sait quelle machination diabolique. En effet, le témoin fou affirme avoir aperçu Mister Shakenbakovitch bien vivant, plus beau et plus nu que jamais, sur les plages de l’île de Tao Somé, en Polynésie Gaspésienne, lors de vacances forcées, des suites d’un naufrage tumultueux. Seule l’empreinte dentaire peut trancher en faveur de l’identification du corps, aucune partie corporelle porteuse d’ADN connue n’ayant été conservée.

Le couvercle grinche drôlement quand j’aide le médecin à l’ouvrir. L’odeur est incroyable, à croire qu’on a échappé un flacon de Chanel No5 justement en prévision d’une réouverture du magasin. Le tout mêlé à l’absolue saveur de putréfaction, de produits balsamiques d’embaumeurs, de terre mouillée... C’est pour le moins poignant. Comme dans un film français trop souvent vu, bref, comme d’habitude, le jeune stagiaire me gerbe sur les pompes, je lui fous des baffes, il chiale en allant terminer de se vider ailleurs. Il reviendra. Pour l’instant, on est tranquille.

La vue ne perd rien pour attendre non plus. La moitié du corps semble grugée, l’autre momifiée. Contrairement à mon humble expertise personnelle, je vois peu d’asticots, grouillants de vie, pétant le feu, eux, seulement deux ou trois, mais je sais qu’ils sont là, légions à nous attendre au tournant du corps, voraces petites bêtes... C’est quand même dire que l’art de la thanatologie n’est plus ce qu’il était, car de nos jours, on fait dans le vermicide durable, faut croire. C’est surtout le visage qui attire l’attention, la peau collant maintenant aux parois du crane, tandis que les yeux brillent de leur absence, les dents saillantes dominant le spectacle. On dirait un grand bout de bois sculpté selon une forme presqu’humaine…

C’est le moment que j’adore, lorsqu’il faut transporter le corps sur la table de dissection. Ensuite, on doit le retourner délicatement, car sait-on jamais quand un pied ou un bras nous restera dans les mains. Ledit transport peut parfois prendre un temps fou. Une fois recouché, le corps devra être retourné, pour lui enlever les vêtements, lesquels ont été cousus sommairement, mais habilement, par derrière. Une fois dévêtu (c’est délirant tous les détails ou anecdotes dont je vous fais grâce. Vous m’en remercierez un jour), le corps lui-même sera aussi décousu, le long de la colonne vertébrale, suivant les coutures de l’embaumement.

Avant même de commencer à transporter le cadavre, ce qui nous écœure franchement, Justine, le médecin légiste, et moi échangeons un regard complice. Après tout, le zigoto témoin dont il a été question est un emmerdeur de première, et puis, on en a vraiment rien à foutre de toute cette histoire, c’est bien parce que le devoir nous y oblige qu’on contemple maintenant les restes de Roger Shakenbakovitch. J’appuie donc sur la touche pause du magnéto. Justine saisit sa massue d’usage. Mister Shakenbakovitch semble nous narguer ou nous sourire de son rictus post mortem. À croire qu’il nous ferait un clin d’œil, en eut-il eu un, œil. Mon délicat médecin préféré[e] prend donc et alors un superbe élan olympique et assène un grand coup de la mailloche sur la tête moqueuse du mort. Le coup eut été fatal, n’eut été du décès préalable de la victime. Il ne laisse qu’un tas de chair, de dents, d’os, de brin de scie remplaçant maintenant ce qui tenait lieu de tête à notre ami Shakenbakovitch.

Je laisse la bande magnétique rouler un peu tandis que le médecin fait des déclarations d’usage, décrivant brièvement le corps devant elle, l’état de la tête et surtout des dents éparses ou écrasées. Je regarde l’enveloppe de la radiographie des dents qui traîne sur le comptoir immaculé et blanc derrière moi. Justine appuie sur la touche stop du magnéto et me dit, se tournant vers moi :

- Dommage qu’il soit impossible d’identifier incontestablement ce corps, n’est-ce pas, ma grande?

- Eh oui, c’est fou ce que quelques jours dans une tombe peuvent faire à un corps, répliquai-je...

- Surtout quand ça nous laisse un après-midi de libre. Le printemps m’inspire… Une p’tite bière avec ça?, me demande-t-elle en ouvrant son mini-réfrigérateur.

- Oh oui, mais pas ici : c’est trop frais. Allez, on se trouve la terrasse de La Ferme du bonheur, rue Marie-Anne, et je t’offre la première tournée de sangria.

- O.k. J’accepte! Go!

Je replace ma jupe d’un coup de main sec, tandis que mon amie Justine referme le capot du tombeau d’un geste ferme et décisif. Après tout, on fait un job merveilleux. Le môme vomissant sera heureux de ne plus avoir affaire à la vue du cadavre et repartira reporter le corps sous terre, where it belongs, tandis que nous nous reposerons enfin, au soleil, au chaud, comme un Roger Shakenbakovitch nu sur sa plage, car qui pourrait vraiment maintenant soutenir avec sérieux qu’il vit toujours?
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Tekst alzo für coïtus impromptus